Rendre triste

 D ans ces pages je traite de la propagande en tentant d'expliquer en quoi c'est une manière normale de diffuser de l'information dans un certain but, celui de conditionner les individus. Maintenant, il y a ce qu'on peut nommer la propagande mauvaise ou propagande maligne qui vise à les conditionner pour les amener, si nécessaire, à commettre des actes causant tort à des tiers sans se poser de questions, en acceptant de le faire «sans états d'âme», ce qui signifie: les commettre avec la conscience que c'est réprouvable et alors même qu'on n'aimerait pas qu'on vous le fasse, ce qui va contre la morale de base de toute société, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. J'hésitais jusqu'ici à traiter la question de front, parce que je voulais en un premier temps exposer quel est le mécanisme essentiel par lequel on y parvient. Savoir quel est le processus général pour y parvenir n'est pas suffisant, il faut d'abord, considérais-je, définir le but. C'est en écoutant l'«Atelier de création radiophonique» diffusé sur France Culture ce dimanche 13 mars 2005 que j'ai trouvé la chose: le but est de rendre triste.

Les trotskystes utilisent le terme «démoraliser» dans le sens de «faire perdre le sens de la morale» et non pas, justement, «mettre dans un état dépressif»; de fait le résultat est bien de «faire perdre le sens de la morale», mais le moyen est, mettre les gens dans un état émotionnel formellement proche de celui désigné «état dépressif». Cet état n'est pas, historiquement, celui obtenu dans un autre état de la société, les membres de la société apprenant, avec le temps, à déjouer les visées de la propagande maligne, ceux qui la mettent en place doivent régulièrement utiliser de nouveaux moyens pour obtenir le même résultat; dans les sociétés de type démocratique de ce début de XXI° siècle, les moyens employés induisent une sorte d'état formellement proche de l'état dépressif; de la fin du XIX° siècle au milieu du XX° elles induisaient un état proche de celui hystérique, et autres cas dans les années précédentes. On peut définir le moyen dont use cette propagande maligne comme: le «stade final» du modèle de comportement en cours. Quand les communistes disaient du fascisme que c'était «le stade final du capitalisme» ils avaient à la fois raison et tort: «le capitalisme» désignant à l'époque le modèle général des sociétés européennes, les fascismes en étant des formes exacerbées, déviées, excessives, on peut en effet les nommer «stade final du capitalisme» mais on peut en dire autant du communisme de type lénino-stalinien. On peut aussi dire que l'«ultra-libéralisme» est «le stade final du totalitarisme», considérant que le mot “totalitarisme” désigne les formes de millénarisme propres au XX° siècle.

Le principe, que j'ai essayé de décrire dans d'autres textes, est quelque chose comme: saturer la société d'informations pour que ses membres en soient incapables de «discerner le vrai du faux»; chacun à sa manière, c'est ainsi qu'agissaient le fascisme, le nazisme ou le «communisme réel» en vogue en URSS et plus tard en Chine. Le résultat formel est de mettre la majorité des membres de la société dans un état comportemental correspondant à l'état psychique induit par la forme en cours de communication dans la société; entre 1875 et 1975 environ, à une ou deux décennies près, la forme en cours était celle dite des médias de masse, qui consiste donc à, en quelque sorte, «harmoniser» des groupes nombreux en les soumettant tous au même message par le moyen de la fascination; en utilisant ces médias d'une certaine manière, on parvient à mettre les gens dans un état quasi hypnotique, ce qui permet de faire, non pas de l'information mais de la suggestion, de la sidération; en poussant la chose jusqu'au bout, on les met dans un état émotionnel formellement proche de ce que les aliénistes du XIX° siècle décrivirent comme «hystérie» et qui, dans la période immédiatement précédente à la diffusion des mass media, était provoquée accidentellement, des «ratés de la communication»; hélas, il y a toujours des individus aux visées globalement antisociales qui apprennent quel parti on peut tirer de ce genre de ratés. Par exemple, les théoriciens du fascisme, du nazisme et du lénino-stalinisme. Il y a tout de même une différence entre les totalitarismes de type fasciste ou communiste: pour les premiers la fascination était une fin, pour les seconds, un moyen. Cela dit, ce n'est pas le projet qui détermine l'effet, mais l'instrument dont on use pour y parvenir, raison pour laquelle il n'y eut factuellement pas de différence notable dans les résultats de ces deux orientations.

Dans la société actuelle, les instruments de diffusion de l'information sont ce qu'on peut nommer des «médias de l'individu»: on ne s'adresse plus à des foules, mais, donc, à des individus, on leur délivre un message destiné à eux seuls. En allant au bout du processus, on en vient à donner le sentiment aux membres de la société qu'ils sont «seuls au monde»; chez la majorité des gens, ça induit une forme de paranoïa solipsiste débouchant sur un état maniaco-dépressif ou, pour être précis, dans un état «bipolaire», le terme qui désigne actuellement la chose et qui est donc plus exact en ce sens qu'il ne s'agit pas d'une alternance entre phases «hyperactive» et «hyperpassive», mais plus largement de l'alternance entre deux états contradictoires quelconques: pendant un temps, tel est «super-gentil», puis il sera «super-méchant», tel autre sera alternativement «super-optimiste» puis «super-pessimiste»; pour tel encore il sera «super-dépensier» puis «super-avare»; et autres cas (cf l'alternance boulimie-anorexie). Bref, deux états excessifs et opposés. Plusieurs «super-états» peuvent coexister chez un même individu, le phénomène est, peut-on dire, une alternance d'états «super-positifs» et «super-négatifs», cela s'appliquant aussi bien à des «états» physiologiques, physiques, comportementaux, mentaux, psychiques que sociaux ou politiques.


L'affirmation selon laquelle la communication actuelle est individualiste surprendra probablement car on nous a habitué à considérer que la radio, la télévision, la presse et Internet sont des médias de masse; c'est faux. Un médium de masse, c'est un médium qui rassemble des masses en un même lieu pour qu'ils y reçoivent ensemble le même message dans les mêmes conditions et en provenance du même point: le cinéma, le théâtre, les meetings politiques, le sport-spectacle sont des médias de masse et dans une société dominée par ces médias la radio fonctionne comme média de masse; de même, la télévision fut utilisée dans les premiers temps selon des modes adaptés aux médias de masse, non parce qu'elle est de ce genre mais parce que, tout simplement, les premiers fabricants de programmes avaient été formés dans un contexte de mass media et y appliquaient les mêmes recettes. Mais la télé se prête mal à ça, assez vite ces premiers producteurs et réalisateurs furent remplacés par d'autres, plus en phase avec le nouvel instrument — cela ressemble assez à ce qui se passa lors du passage du cinéma muet au parlant, où une grande partie des personnes les plus en pointe avant 1928 n'exerçaient plus après 1930. La télévision est un médium individuel, comme la presse dans un contexte où la quasi totalité des membres de la société sait lire: vers 1860 la presse était bien un média de masse, puisque la majeure partie de ses usagers en recevait les informations dans des rassemblements de quartiers où l'un des rares lettrés du groupe lisait le journal aux autres. Par contre, ce mode de diffusion contribua à cette époque au «déconditionnement social» du fait que ce type d'accès aux informations provoquait immanquablement la discussion et, on le sait, «de la discussion jaillit la lumière».

Donc, les médias individuels. On tend à assimiler les médias de grande diffusion et les médias de masse, ce qui est aberrant: le médium de plus grande diffusion est le téléphone… Certes, à un instant donné, et concernant les deux médias dominants nés au cours de la phase mass media, la radio et la télé, tous les possesseurs d'un récepteur branchés sur le même canal dans la même zone de réception reçoivent le même message, mais les conditions actuelles de réception, dans un foyer de type famille restreinte (un[e] célibataire, ou au moins un membre parmi lesquels zéro à deux “parents” et zéro à quatre “enfants”), font que le message collectif est reçu «à titre individuel».

La tendance habituelle des sociétés est le «pansémique»: tout savoir de tout et tous tout le temps et partout. Le «panoptique» tant discuté par Michel Foucault est un cas particulier de cette tendance, celui d'un temps où les moyens directes d'investigation de la réalité, et donc de la réalité sociale, étaient avant tout optiques; l'invention de la captation à distance des sons (radiophonie) puis celle de la captation audio-visuelle (télévision) modifia le contexte pour induire la marche au panaudioptique.